Le Tombeau des Lucioles_1

Réveurs en (ou sans) uniformes

Dans le précédant épisode, il était question des relations que Réné Laloux entretenait avec les japonais. Or  c’est en 1994, au moment ou le Club Dorothée vit ses dernières années (et encore, les animés ont déja cédé la place aux sitcoms à l’eau de rose et bon marché made in AB), c’est à dire en pleine période de détestation des « japonaiseries », que Laloux, dans un article de Positif, nous fait déjà découvrir les premières créations du studio Ghibli. 

S’il n’échappe pas à quelques à quelques préjugés de l’époque et de la profession (le graphisme « uniformisé » des séries télé – au demeurant réel mais n’étant qu’un aspect des choses, et le supposé conformisme teinté de militarisme des japonais) on peut tout de même saluer le bonhomme qui, à plus de soixante ans, allait dans le même sens qu’Animeland, magazine qui sortait alors du fanzinat, et avait une sacrée avance sur ce qui allait devenir le nouveau mainstream de l’animation.

Comme il n’existe pas de communauté G+ au discuter d’animation, japonaise, européenne, américaine, qui ne soit pas centré sur le retro ou les narutoseries, j’ai donc décidé d’en créer une, qui prend justement, le nom de l’article et dans laquelle vous êtres bienvenus.

Rêveurs en uniformes

Il y a un dicton au Japon qui dit que quand une tête dépasse, il faut taper dessus pour la faire rentrer dans le rang. Dur, dur pour les artistes ! Dur pour le cinéaste Hayao Miyazaki dont la tête dépasse nettement. Mais ce goût pour l’uniformité (et malheureusement parfois aussi pour l’uniforme…) est contrebalancé chez le peuple japonais par une autre folie (peut-être n’est-ce qu’une conséquence de la première ?) : il rêve beaucoup. Et son respect pour la réalité contraignante et hiérarchisée n’a d’égale que sa forte attirance pour les brumes perfides et désordonnées de l’imagination.

N’ayant pas l’immense privilège de bénéficier d’un esprit cartésien comme le nôtre, le public japonais se permet de taper sur toutes les têtes qui dépassent tout en faisant un triomphe aux artistes qu’il admire. Chez eux, là-bas, de l’autre côté de la planète, les adultes vont au cinéma pour voir les longs métrages d’animation et ils ne trouvent pas nécessaire de se justifier en y traînant leurs enfants. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs les gamins de se précipiter dans les mêmes salles pour dévorer – avec leur appétit d’imaginaire intact et glouton – les aventures dessinées par Miyazaki. Même les critiques, ces grands enfants communicants, ont honoré en 1989 le film de Miyazaki « Mon voisin Totoro », en lui octroyant le prix du meilleur long métrage de l’année devant tous les films de prise de vues réelles de la même période.

Naissance d’un auteur

Le réalisateur Miyazaki a donc survécu aux coups sur la tête, mais comment a-t-il pu arriver jusque là ? Entré en 1963 dans le giron de la série télévisuelle, où le désir de trouver un style différent et concurrent du cartoon américain conduit les professionnels japonais vers une standardisation systématique, un délire de folies guerrières avec super-héros et super-robots infatigables et immortels, ainsi que vers un graphisme réaliste et uniformisé (encore !) plutôt antinomique avec l’art de l’animation (univers des monts et merveilles, des monstres et des fées et du « tout est possible et tout est différent »), Miyazaki apprend tous les métiers de l’image par image et devient, production après production, animateur, scénariste, concepteur graphiste et réalisateur, pour être, après une vingtaine d’années d’exercice, reconnu comme auteur.

 Mondes à foison

Naturellement, cédant à son goût pour les mondes paisibles empreints d’innocence et de liberté, il s’éloigne de ces histoires agitées pleines de bruit et de fureur, où la violence le dispute à l’agression, les prédateurs aux carnassiers, les tortionnaires aux bourreaux, les affreux aux grotesques et les matins tristes aux journées épouvantables, pour nous offrir à la place ce qu’il aime le plus : des paysages baignés de lumière, des petites filles délurées, un chat qui parle, des présences étranges, l’eau qui coule, la terre qui accueille les plantes pour les aider à se développer, et surtout le vent (cet élément particulièrement cinématographique) avec des nuées d’oiseaux qui jouent dedans, et une kyrielle de personnages et de machines qui cherchent à les imiter – des pirates sur des scooters-libellules, une île toute entière qui plane (« Laputa, le Château dans le ciel »), un cochon pilote et son hydravion (« Porco Rosso »), une fillette sur un balai (« Kikki’s Delivery Service »), ou, plus simplement des enfants suspendus entre ciel et terre qui s’amusent à des chutes vertigineuses pour freiner au dernier moment lorsqu’il faut se poser sur le sol.

Hymne à la nature

Mais c’est sans doute avec « Mon voisin Totoro » (nous y revoilà !), son film le plus simple, le plus dépouillé (et le plus beau), que Miyazaki s’impose sans contestation. Avec comme idée de départ un homme qui s’installe à la campagne avec ses deux petites filles pour se rapprocher de sa femme en convalescence dans une maison de repos, Miyazaki, en mêlant le fantastique aux choses simples de la vie quotidienne, et dans une narration truffée de références personnelles, nous raconte l’amitié entre les enfants et des personnages tendres, débonnaires, tout-à-fait « craquants » qu’elles sont les seules à voir : les Totoros. Dans cet hymne à la nature rempli de joie de vivre, nous retiendrons particulièrement cette séquence d’un lyrisme extraordinaire où, avec forces incantations, les fillettes et les trois Totoros (le grand et les deux petits) plantent des arbres qui se déploient presque aussitôt et interminablement à l’assaut du ciel.

Le grand Totoro

Comme tous les grands artistes, Miyazaki se lève tous les matins du pied gauche sur son petit territoire personnel pour poser ensuite le droit, avec plus d’enthousiasme, sur la planète toute entière. Et cette planète, pour Miyazaki, est celle des enfants. Mais Miyazaki lui même, est-il vraiment Miyazaki ? N’est-il pas plutôt le grand Totoro, ce double de rêve auquel – comme la petite Mei du film – nous aimerions bien taper sur le ventre pour que, dans un grognement marrant, il nous montre toutes ses dents ?

Propos recueillis par Gilles Ciment à Tübingen le 16 juin 1994 pour la révue Positif

 : Le tombeau des lucioles, de I. Takahata, 1988

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